CHAPITRE VI

Merlin et le roi Emrys

Vortigern et tous ceux qui lui restaient fidèles avaient été fort ébranlés par les révélations de Merlin. La tour fut construite selon les vœux du roi et bien garnie de guerriers pour en assurer la défense. Mais Vortigern ne pouvait s’empêcher d’être inquiet. Il envoyait partout des messagers se renseigner au sujet des deux derniers enfants de Constantin. Il apprit que ceux-ci préparaient une grande expédition contre lui. Ils avaient rassemblé une importante flotte prête à débarquer sur les côtes de l’île de Bretagne, et ils espéraient bien que les Bretons abandonneraient la cause de leur oncle pour rejoindre leur camp. Vortigern se mit en devoir de renforcer les défenses de ses citadelles et de rassembler le plus de gens possible pour s’opposer à l’arrivée des frères de Constant. Et quelques mois plus tard, il apprit que les navires d’Emrys et d’Uther venaient d’accoster dans le pays de Cornouailles.

Vortigern se dirigea en hâte vers le lieu du débarquement, avec une armée très forte et bien ordonnée. Mais au fur et à mesure qu’il avançait, des nouvelles lui venaient selon lesquelles les habitants étaient de plus en plus nombreux à se rallier à ses ennemis. Car en voyant les bannières royales que brandissaient les troupes d’Emrys et d’Uther, ils comprenaient qu’ils avaient en face d’eux les fils de leur seigneur légitime. Quant aux hommes de Vortigern, ils étaient également très impressionnés par le nombre et la détermination des nouveaux venus : ils se rendirent compte qu’une bataille serait désastreuse pour eux et préférèrent se rendre ou s’égarer dans la campagne.

Quand Vortigern apprit la défection de ses troupes, il n’eut plus qu’une solution : s’enfermer dans la tour qu’il avait fait construire et y résister le plus longtemps possible, souhaitant que les assaillants se lasseraient d’un siège et qu’ils finiraient par le laisser tranquille. Mais Emrys et Uther vinrent en personne encercler la forteresse de Vortigern et dirigèrent contre elle de violents assauts. C’est alors qu’intervint saint Germain qui se mit en prière avec ses moines, non loin de la tour de Vortigern, et cela pendant trois jours et trois nuits. La quatrième nuit, toute la citadelle fut embrasée par un feu venu du ciel : Vortigern et tous les siens, qui étaient enfermés dans la tour, furent brûlés et moururent de la façon qu’avait prophétisée Merlin[56].

Quand ils eurent appris que Vortigern était mort, les nobles du royaume se réunirent et choisirent pour roi Emrys, fils de Constantin. Ainsi fut rétablie la lignée légitime. Les deux frères, Emrys et Uther, purent recouvrer l’intégralité des biens et des domaines qui leur revenaient et dont l’usurpation de Vortigern les avait longtemps privés. Mais le royaume n’avait pas pour autant retrouvé la paix car les Saxons devenaient chaque jour plus nombreux et, sous la conduite de leur chef Hengist, ils opéraient de fréquentes incursions dans les villes et les campagnes pour les piller. Ils revenaient ensuite se réfugier dans les grandes forteresses qu’ils s’étaient fait construire à l’est du pays. Emrys décida qu’il ferait tout pour les chasser définitivement de l’île de Bretagne, et, après avoir pris conseil des plus sages de ses vassaux, il emmena une armée mettre le siège autour de la forteresse de Hengist. Or, cette forteresse était si puissante qu’aucun assaut ne pouvait en venir à bout et, de plus, elle était si bien garnie de vivres et de provisions que les Saxons ne craignaient nullement d’être délogés de leur position.

Au bout de six mois de siège, le roi Emrys réunit son conseil pour examiner la solution qui serait à adopter afin de s’emparer de la forteresse de Hengist. Or, il y avait là cinq hommes qui avaient assisté à l’assemblée au cours de laquelle Merlin avait dévoilé à Vortigern le merveilleux secret des dragons. Ils rapportèrent au roi les étonnants propos qu’avait tenus Merlin et lui assurèrent qu’il était le plus sage et le plus habile de tous les devins qu’on eût connus de mémoire d’homme. Et ils ajoutèrent qu’ils pensaient que ce Merlin, s’il le voulait, pourrait bien leur donner le moyen de s’emparer de la forteresse de Hengist. « Où est donc ce Merlin que vous dites si savant et si habile ? » demanda le roi. « Nous n’en savons rien, répondirent les conseillers, mais tu pourrais le savoir si tu envoyais des messagers à travers tout le royaume. » Le roi Emrys pensa que la chose en valait la peine et il envoya immédiatement des messagers à travers tout le pays afin de chercher des nouvelles de ce Merlin.

Ce dernier se trouvait alors dans la forêt de Kelyddon, auprès de l’ermite Blaise à qui il racontait les merveilleuses histoires du Saint-Graal. Mais il devina immédiatement que le roi Emrys avait envoyé des messagers pour le retrouver. Il prit congé de Blaise et s’en alla à la ville la plus proche, sachant que les messagers y allaient bientôt passer. Il y vint sous l’apparence d’un bûcheron, une grande cognée suspendue à son cou par une courroie de cuir, les jambes enfouies dans de grandes bottes de cuir, la figure hirsute, barbue et échevelée. Tel qu’il était, il ressemblait à un homme sauvage n’ayant jamais quitté la forêt qui l’avait vu naître. Après être arrivé dans la ville, il se dirigea tout droit vers la maison où étaient descendus les messagers et il y entra sans explication. Les messagers furent bien surpris de voir cet homme sauvage dans son bizarre accoutrement. « Qui es-tu, et que viens-tu faire ici ? demandèrent-ils d’un ton méprisant. Nous avons autre chose à faire que de parler à un rustre comme toi ! »

Merlin se mit à rire et leur dit : « Seigneurs, vous vous acquittez bien mal de votre mission. Car votre roi vous a demandé de tout faire pour retrouver le devin qu’on appelle Merlin ! » Les messagers étaient bien étonnés de voir ce forestier en haillons leur parler de Merlin. Ils s’écrièrent : « Quel démon a donc pu lui apprendre quel était l’objet de notre mission ? » Merlin les regardait avec insolence. « Si c’était moi qui étais chargé de retrouver Merlin, pour sûr, j’y arriverais avant vous. » À ces mots, les messagers l’entourèrent, car ils comprenaient que le rustre avait certainement des nouvelles à leur transmettre. « Connais-tu donc Merlin ? » demandèrent-ils. Merlin se mit à rire encore plus fort, puis il dit : « Je sais bien où il se trouve, et quant à lui, il sait fort bien que vous le cherchez. Sachez cependant que vous ne le trouverez pas si telle n’est pas sa volonté. Il m’a pourtant chargé de vous dire que vous perdez votre temps : en admettant que vous le trouviez, il ne consentirait jamais à vous suivre. Et, lorsque vous reviendrez auprès de votre roi, apprenez-lui qu’il ne prendra pas la forteresse qu’il assiège avant la mort de Hengist. Sachez encore qu’il n’y a que cinq personnes dans toute l’armée du roi Emrys qui peuvent se targuer de connaître Merlin, et qu’il n’y en aura plus que trois quand vous serez de retour. Enfin, dites à votre maître et à ses conseillers que s’ils venaient dans cette région et pénétraient dans la forêt, ils trouveraient Merlin. Mais je vous affirme que si le roi ne vient pas lui-même, personne n’aura le pouvoir de lui amener Merlin, car le devin n’a pas l’habitude de se déranger à propos de n’importe quoi, ni d’écouter n’importe qui. » Alors, sans que les messagers pussent savoir ce qu’il était devenu, l’Homme Sauvage disparut de la pièce où se tenaient les messagers.

Ceux-ci étaient tout ébahis, se demandant s’ils avaient rêvé ou s’ils avaient réellement vu et entendu un rustre leur parler ainsi du devin Merlin. Puis, après s’être concertés, ils décidèrent qu’ils iraient rapporter cet étrange événement au roi Emrys et à ses conseillers. « Nous verrons bien, dirent-ils encore, si les deux conseillers dont parlait le rustre sont vraiment morts. » Ils chevauchèrent donc une nuit entière avant de parvenir auprès du roi. « Alors, demanda celui-ci dès qu’il les vit, avez-vous trouvé Merlin ? » Les messagers étaient plutôt embarrassés. L’un d’eux répondit : « Seigneur roi, nous allons t’expliquer ce qui nous est arrivé, mais pour cela il faudrait que tu réunisses ton conseil et que nous parlions devant lui. »

Le roi Emrys fit rassembler ses conseillers et les emmena, en compagnie des messagers, dans un endroit retiré. Les messagers rapportèrent avec exactitude leur extraordinaire aventure et toutes les paroles prononcées par le mystérieux bûcheron. Ils ajoutèrent qu’il leur avait dit que deux des cinq conseillers qui connaissaient Merlin seraient morts avant qu’ils ne reviennent eux-mêmes. On leur répondit qu’effectivement deux des conseillers étaient bel et bien morts. Tous se demandèrent alors avec étonnement qui pouvait bien être cet homme si laid et si effrayant dont leur parlaient les messagers. Ils ignoraient en effet que Merlin, en vertu des pouvoirs qu’il avait reçus des diables, pouvait, lorsqu’il le désirait, prendre toutes les formes qui lui plaisaient.

Cependant, après avoir fait le récit de leurs aventures, les messagers dirent au roi : « Nous sommes à peu près certains que c’est Merlin en personne qui nous a parlé. Personne en dehors de lui n’aurait pu prédire ainsi la mort de tes conseillers, ou encore dire que la forteresse que tu assièges ne pourra être prise avant la mort de Hengist. » Les trois conseillers survivants, et qui étaient donc les seuls à connaître Merlin, invitèrent le roi à se rendre lui-même dans la forêt de Kelyddon. Après avoir mûrement réfléchi, Emrys se décida à suivre cet avis. Il confia la poursuite du siège à son frère Uther, fit ses préparatifs de départ et prit la route en compagnie des trois hommes qui étaient les seuls à pouvoir reconnaître le devin. Une fois arrivé dans la forêt de Kelyddon, il interrogea les gens qu’il rencontrait sur Merlin, mais personne ne put rien lui dire. Comme il poursuivait ses recherches à travers les landes et les bois, l’un de ses compagnons aperçut un grand troupeau de bêtes que gardait un homme très laid. Voici comment était cet homme : il avait des cheveux rudes et crépus ; si on avait renversé un sac plein de pommes sauvages sur son crâne, pas une pomme ne serait tombée sur le sol, mais chacune d’elles se serait accrochée à ses cheveux. Si sa tête avait été jetée contre une branche, la tête et la branche n’auraient pu se détacher. Long et épais comme un joug était chacun de ses deux tibias. Chacune de ses deux fesses avait la forme d’un fromage posé sur un brin d’osier. Il portait à la main une perche à la pointe de fer fourchue et noire, et sur son dos un cochon roux tacheté de noir qui ne cessait de crier[57].

Le compagnon du roi lui demanda qui il était. L’autre lui répondit qu’il gardait les bêtes de son seigneur. « Pourrais-tu me renseigner sur un homme nommé Merlin ? » demanda alors le compagnon. « Non, répondit le gardien des bêtes, mais j’ai vu hier un homme qui m’a appris que le roi viendrait chercher un devin dans ces bois. Peux-tu me dire ce qu’il en est ? » Le compagnon dit : « C’est exact. Mais toi, que sais-tu exactement ? Peux-tu me dire où se trouve ce Merlin ? » Le rustre répondit : « C’est au roi que je parlerai, et non pas à toi. » Le compagnon dit : « Alors, viens avec moi, je te conduirai vers le roi. » L’autre refusa catégoriquement : « Et mes bêtes ? Si je n’étais pas là, elles seraient bien mal gardées. Au reste, je n’ai nul besoin de voir le roi. C’est lui qui a besoin de moi, de moi qui pourrais bien lui dire comment trouver celui qu’il cherche. » Là-dessus, le compagnon quitta le rustre et se mit à la recherche du roi. Quand il l’eut rencontré, il lui raconta son entrevue avec le rustre et ce qu’on pouvait attendre de cet homme. Puis il conduisit le roi jusqu’à l’endroit où le rustre gardait ses bêtes. « Voici le roi, dit le compagnon à l’Homme Sauvage. Parle-lui, comme tu me l’as annoncé. »

Le rustre dit à Emrys : « Je sais bien que tu recherches Merlin, mais je sais aussi que tu ne pourras pas le trouver avant qu’il n’y consente. Voici ce que je te conseille de faire : retourne dans une de tes bonnes villes, pas trop loin d’ici, et attends qu’il t’envoie un messager. » Le roi n’était guère disposé à croire ce que disait l’autre : « Comment puis-je être sûr de ce que tu me dis ? » Le gardien des bêtes se mit à rire grossièrement et dit : « Si tu ne me crois pas, retourne donc chez toi et passe ton temps auprès du feu en écoutant de belles histoires, car ce serait folie de suivre un conseil auquel on ne croit pas ! » Et sur ces paroles, le rustre quitta le roi et alla au milieu de ses bêtes.

Emrys était fort perplexe, mais comme il désirait avant tout savoir où se trouvait Merlin et l’interroger sur le sort de la guerre, il se décida à venir loger dans une ville toute proche de là. Les jours passèrent, mais rien de nouveau ne se présentait, et le roi commençait à regretter d’avoir suivi un conseil dont il doutait, quand un homme bien habillé, bien chaussé et qui avait fort bonne allure demanda à lui parler. Le roi le fit entrer. « Seigneur, lui dit le visiteur, sache que Merlin te salue et m’envoie auprès de toi. Il te fait savoir que c’est lui-même que tu as vu dans la forêt en train de garder un troupeau de bêtes et qui t’a dit, souviens-t’en, qu’il viendrait te parler quand il l’aurait décidé. Il n’a pas menti, mais il sait que tu n’as pas encore vraiment besoin de lui. » Emrys répondit : « J’ai pourtant grand besoin de lui, et il n’est pas un seul homme au monde que je désire aussi ardemment connaître. » Le visiteur se mit à rire et dit : « Dans ce cas, je peux te révéler ce qu’il m’a dit de te transmettre : Hengist est mort, et c’est ton frère Uther qui l’a tué. » Le roi fut stupéfait et s’écria : « Comment est-ce possible ? » Le visiteur lui répondit : « Merlin ne m’a rien dit de plus à ce sujet, mais toi, tu es bien fou de mettre en doute ses paroles avant d’avoir cherché à les vérifier. Informe-toi d’abord, et ensuite, accorde-lui ta confiance. »

Et sans ajouter un mot, le visiteur prit congé et disparut. Emrys choisit immédiatement deux hommes de confiance, leur donna les meilleures montures dont il disposait et leur ordonna de se rendre au plus vite auprès de son frère Uther pour savoir si Hengist était réellement mort. Les messagers se hâtèrent mais, en cours de route, ils rencontrèrent des hommes d’Uther qui venaient apporter la nouvelle de la mort de Hengist. Après avoir échangé leurs informations, les messagers s’en allèrent tous ensemble trouver le roi Emrys. Ils lui racontèrent en privé comment Uther avait tué Hengist. Le roi leur défendit de répandre cette nouvelle à quiconque, et on en resta là. Mais Emrys se demandait bien comment Merlin avait pu connaître des événements qui s’étaient déroulés loin de là. Et il demeura encore plusieurs jours dans cette ville, attendant patiemment que Merlin se manifestât.

Or un jour, alors qu’il revenait de l’église, Emrys vit s’approcher un très bel homme, bien vêtu, d’allure très respectable, et qui le salua courtoisement. « Seigneur, lui dit l’inconnu, puis-je te demander ce que tu attends dans cette ville ? » Le roi lui répondit : « J’attends que Merlin vienne me parler. » L’autre se mit à rire. « Vraiment, dit-il, tu n’es pas encore assez sage pour le reconnaître quand il te parle. Mais fais donc venir les trois conseillers qui prétendent le connaître et demande-leur si je peux être ce Merlin ! » Très surpris, le roi fit immédiatement chercher les trois conseillers. Il leur présenta le visiteur, mais aucun des trois ne put dire s’il s’agissait de Merlin. Cela fit rire de plus belle le visiteur. « On ne connaît pas bien quelqu’un si l’on ne connaît pas son apparence et sa nature, dit l’homme. En l’occurrence, vous êtes certains de ne m’avoir jamais vu ? » Les conseillers répondirent : « Nous en sommes certains. »

Alors l’homme prit le roi à part et l’entraîna dans une autre pièce de la maison. Et là, il lui parla ainsi : « Seigneur roi, je veux être ton loyal ami et celui de ton frère Uther. Apprends donc que je suis ce Merlin que tu cherches avec tant de patience, mais que tu ne sais pas reconnaître quand il se présente à toi sous des formes chaque fois différentes. Allons rejoindre tes conseillers, et tu verras qu’ils me reconnaîtront quand même ; et parce que je le veux. » Ils retournèrent dans la salle où étaient restés les conseillers. Mais, ce faisant, Merlin avait changé d’aspect et apparaissait comme un enfant de sept ans. « Oui, c’est bien Merlin ! » s’écrièrent les conseillers en le voyant. Et Merlin, en riant, reprit sa forme d’homme adulte, bien habillé et d’allure agréable. « Maintenant, dit-il à Emrys, tu peux me demander ce que tu veux. »

« Merlin, dit le roi, je voudrais d’abord te demander de m’accorder ton amitié et d’établir entre nous des relations suivies, car des gens dignes de foi m’ont dit que tu étais sage et de bon conseil. » Merlin répondit : « Tous les conseils que tu me demanderas, je te les donnerai si je le peux. Sache en tout cas que je suis celui à qui tu as parlé dans les bois et qui gardait les bêtes, et aussi cet homme qui t’a appris la mort de Hengist. » Cette réponse remplit d’étonnement les compagnons du roi qui ignoraient tout de la mort de Hengist. Et Merlin continua ainsi : « Je vais te donner des détails sur la mort de Hengist, ô roi Emrys. J’ai su, pendant que tu étais ici, que Hengist voulait tuer ton frère par traîtrise, et je suis allé le prévenir de ce qui se tramait contre lui. Il m’a fait confiance et s’est tenu sur ses gardes. Je lui ai parlé de l’audace de son ennemi et de sa détermination : Hengist voulait en effet se glisser seul dans sa tente pour le poignarder. Ton frère a donc attendu dans sa tente, tout seul, se tenant éveillé et armé. Hengist a pénétré dans la tente et cherché partout ton frère qu’il croyait endormi. C’est alors que ton frère s’est jeté sur lui et l’a tué. Ainsi la lâcheté de Hengist s’est-elle retournée contre lui. À présent, la forteresse des gens de Hengist ne pourra plus résister davantage. »

« Mais, dit Emrys, tout cela me paraît si mystérieux que j’ai peine à le croire. Es-tu le diable ou un envoyé de Dieu ? Et pourquoi changes-tu si souvent d’aspect lorsque tu te présentes devant les uns et les autres ? Quel jeu joues-tu ainsi ? Est-ce pour mieux nous embrouiller ? Je crains qu’il n’y ait là quelque ruse de l’Ennemi. » Merlin se mit à rire et dit : « Tu doutes encore, roi Emrys. Tu doutes parce que tu ne cherches pas la réalité des choses et que tu préfères te fier aux apparences. Qu’importe sous quel aspect je me présente si ce que je dis et fais se révèle conforme à la réalité voulue par Dieu ! Apprends donc que chaque fois que tu poses une question, c’est que tu en possèdes la réponse en toi-même, mais que tu n’oses pas l’exprimer. Je ne suis là que pour t’aider à comprendre ce qui se passe en toi. Et puisque tu doutes encore, soumets-moi à une épreuve. Voici ce que nous allons faire : je me suis présenté à ton frère Uther sous l’aspect d’un vieillard et je l’ai ainsi averti du danger qu’il courait du fait des intentions de Hengist. Mais il est le seul à pouvoir le dire, puisqu’il n’y avait pas de témoin à cette entrevue. Or maintenant, tu le sais, toi aussi, et il te sera facile de le vérifier auprès de lui lorsque tu le rencontreras. Et lorsque tu seras aux côtés d’Uther, je viendrai vous trouver tous les deux et je vous étonnerai encore. Ce sera dans dix jours exactement : prends soin de ne pas quitter ton frère ce jour-là. » Et, ayant ainsi parlé, Merlin quitta le roi Emrys et revint dans la forêt auprès de l’ermite Blaise. Et il dit à celui-ci : « Emrys et son frère Uther sont jeunes et pleins de fougue. Ils aiment la vie et ses plaisirs. Si je veux les aider et gagner de leur part une amitié sincère et durable, je dois flatter quelque peu leurs penchants et leur procurer des divertissements plaisants et joyeux. Je sais qu’Uther est amoureux d’une femme très belle dont il est également aimé. Et voici ce que je vais faire : je lui apporterai de la part de son amie une lettre que tu vas me rédiger, et cela pour qu’il croie à ce que je lui dirai en confidence. Ainsi donc, au jour fixé, je serai près d’Uther et d’Emrys, mais sans qu’ils puissent me reconnaître, et le lendemain je leur dirai qui je suis. Ils comprendront alors que je ne cherche pas à les tromper et me feront confiance. »

Blaise fit ce que Merlin lui demandait, et, au jour dit, Merlin s’en alla retrouver le roi et son frère sous les traits d’un serviteur de l’amie d’Uther. Lorsqu’il aperçut Uther, il vint vers lui et lui dit : « Seigneur, ma dame te salue et me prie de te remettre cette lettre. » Uther prit donc la lettre avec grande joie, persuadé qu’il était qu’elle venait de son amie, et il la fit lire par un clerc. La lettre recommandait de faire pleine confiance à son porteur, et Merlin dit à Uther tout ce qui pouvait lui faire le plus de plaisir. Il resta ainsi avec le roi et son frère jusqu’au soir. Uther traita fort bien le messager et se réjouit toute la journée de ce que sa dame lui avait fait dire. Mais le soir venu, Emrys s’étonna de ne pas avoir vu Merlin, car celui-ci lui avait promis de venir. Et quand le messager se fut retiré, les deux frères eurent ensemble une longue conversation.

C’est alors qu’Uther raconta à Emrys les circonstances de la mort de Hengist et qu’il lui révéla la visite d’un vieillard qui l’avait averti de la traîtrise du chef saxon. À ces paroles, Emrys comprit que Merlin lui avait bien dit la vérité à ce sujet. Cependant, Emrys voulait en savoir davantage. Il demanda à son frère : « Mais qui était donc ce vieillard qui t’a sauvé la vie ? » Uther lui répondit : « Par la foi que je te dois, mon frère, je ne le connais pas, mais je peux te dire que c’est un homme plein de sagesse et tout à fait respectable. Ce qu’il m’a raconté me semblait parfaitement absurde, mais quelque chose m’a poussé à le croire, et si je ne l’avais pas cru, si je ne m’étais pas tenu sur mes gardes, c’est Hengist qui m’aurait tué. » Emrys reprit : « Saurais-tu reconnaître ce vieillard s’il se présentait de nouveau ? » – « Certes, répondit Uther, mais j’ignore non seulement qui il est, mais encore où il se trouve ! » À ce moment, un serviteur vint prévenir Uther qu’un homme très âgé, l’air distingué et honorable, demandait à lui parler. « Je suis sûr que c’est Merlin ! s’écria Emrys. Mon frère, reçois-le en privé, et viens me chercher si tu reconnais l’homme qui t’a sauvé la vie. »

Uther le lui promit et se rendit dans sa tente. Le vieillard était là, qui le salua, et Uther en eut une grande joie. Ils parlèrent d’abord de choses et d’autres, comme il est d’usage en pareil cas, puis Uther dit à Merlin : « Qui que tu sois, je te dois d’être encore en vie aujourd’hui. Sois donc béni, vieil homme. Mais quelque chose me trouble : il me semble que mon frère, le roi Emrys, était parfaitement au courant de ton intervention et qu’il connaissait la mort de Hengist… » Le vieillard se mit à rire et dit : « Seigneur Uther, une telle chose ne peut se faire que si quelqu’un le lui a révélé. Va donc le chercher et demande-lui devant moi qui a bien pu l’informer de ce qui était un secret entre toi et moi. »

Uther alla donc chercher son frère en recommandant aux hommes qui gardaient la tente de ne laisser entrer personne. Mais, pendant ce temps, Merlin prit l’apparence du jeune garçon qui était venu apporter la lettre de la dame, et quand Emrys et Uther pénétrèrent dans la tente pour retrouver le vieillard, c’est en présence du messager qu’ils se trouvèrent. « Voilà qui est bien surprenant, dit Uther au roi, car je viens de laisser ici le vieil homme dont je t’ai parlé et voici que nous retrouvons le serviteur qui m’a apporté la lettre de mon amie. Reste ici, je vais aller demander aux gardes s’ils ont vu sortir le vieillard et entrer ce jeune homme. » Et, sur ces mots, Uther quitta la tente tandis qu’Emrys éclatait de rire. Uther ne fut pas long à revenir : les gardes n’avaient vu entrer ni sortir personne. « C’est insensé, dit-il, je n’y comprends plus rien ! Et toi, jeune homme, quand donc es-tu entré dans cette tente ? » Le serviteur répondit simplement : « J’étais là quand tu as parlé avec le vieil homme. » Uther fit le signe de la croix et murmura une courte prière. « Il faut donc que je sois ensorcelé, dit-il, et j’ai bien l’impression que pareille aventure n’est jamais arrivée à un être humain. » Le roi se remit à rire de plus belle, car il se doutait bien que Merlin était à l’origine de ce mystère. « Cher frère, dit-il, peux-tu me dire qui est ce jeune homme ? » Uther répondit : « C’est celui qui m’a apporté la lettre de mon amie, celle que j’ai fait lire devant toi à un clerc, ne t’en souviens-tu pas ? » Mais le roi reprit d’un ton presque sévère : « Mais où est donc l’homme qui t’a sauvé la vie et que tu devais me présenter ? » Uther fut bien embarrassé et dut avouer qu’il n’en savait rien. « Eh bien ! dit le roi, il ne nous reste plus qu’à sortir et à le rechercher, puisqu’il est dans les parages. Nous le retrouverons bien, à moins qu’il ne veuille pas se présenter à nous. »

À ce moment, l’un des serviteurs vint dire à Uther qu’un vieillard se tenait sous la tente. « Dieu soit loué ! s’écria Uther, je vais pouvoir enfin te montrer celui qui m’a sauvé la vie et lui manifester toute ma reconnaissance. » Ils entrèrent dans la tente : effectivement, le vieil homme qui avait averti Uther était là. Uther le salua chaleureusement. Quant à Emrys, qui avait tout compris, il sourit et demanda au vieillard : « Puis-je dire à mon frère qui tu es ? » Merlin répondit qu’il y consentait volontiers. « Cher frère, dit Emrys, où est donc le messager de tout à l’heure ? » Uther répondit : « Mais je n’en sais rien ! Nous l’avons laissé ici ! » Le roi et Merlin éclatèrent de rire à voir la mine déconfite d’Uther. « Mon frère, dit le roi, tu as devant toi l’homme le plus sage et le plus habile du monde, celui dont l’aide et les conseils sont pour nous ce qu’il y a de plus précieux. En outre, il a le pouvoir de changer son aspect et de se présenter à nous de la façon qu’il a choisie. » Uther s’exclama : « Voici une chose merveilleuse et que j’ai peine à croire ! Je veux qu’il m’en donne la preuve ! »

Le roi demanda alors à Merlin de faire une démonstration à son frère. « Comme il voudra, répondit Merlin. Sortez donc un instant tous les deux. » Et quand ils rentrèrent dans la tente, le jeune messager était là, qui dit à Uther : « Seigneur, je dois retourner maintenant vers ma maîtresse. Quels sont les ordres que vous me donnerez ? » Uther était de plus en plus stupéfait. « Apprends, seigneur, reprit Merlin, que je suis l’homme qui a empêché Hengist de te tuer par traîtrise, et sache aussi que j’ai le pouvoir de connaître tout ce qui s’est dit et fait par le passé et, de plus, une grande partie de ce qui doit arriver. Maintenant que vous êtes tous les deux dans cette confidence, soyez certains que je suis votre ami et que je m’emploierai à vous aider en toutes circonstances, autant que je le pourrai, soit par mes conseils, soit par les dons que j’ai reçus à ma naissance. »

« Merlin, dirent ensemble Emrys et Uther, nous ne demandons qu’une chose : accepte notre amitié, et tu auras toute notre confiance. » Merlin souriait. « Je dois vous poser quand même une condition, dit-il. Si vous voulez conserver mon amitié, je vous prie de ne pas prendre ombrage de mes absences, car je ne serai jamais constamment à vos côtés, peu s’en faut. Et quand vous me chercherez, sachez que je le saurai, mais que je ne viendrai pas forcément selon votre désir. Il m’appartiendra de décider si oui ou non je dois intervenir. N’en ayez donc aucune amertume, car ce n’est pas une attitude inamicale que de se refuser à ceux qu’on aime quand on connaît les raisons précises de leur prière. Toutefois, je vous demande de me faire bon accueil en public chaque fois que je reviendrai : les hommes de bien me respecteront davantage et les méchants, ceux qui sont vos ennemis, me prendront en haine et ainsi se démasqueront. Je dois aussi vous dire que, sauf pour vous deux, et en privé, je ne modifierai plus jamais mon apparence, sauf nécessité. Je me montrerai désormais à tous sous mon aspect naturel, et ceux qui m’ont déjà vu autrefois me reconnaîtront et affirmeront bien haut que je suis Merlin. »

Merlin se retira alors pour reprendre sa forme naturelle, puis il se rendit près des anciens conseillers de Vortigern : dès qu’ils aperçurent le devin, ils coururent tout joyeux annoncer son arrivée au roi. Celui-ci, entrant dans le jeu, s’en montra tout heureux et s’en alla solennellement à la rencontre de Merlin. Il l’accueillit avec force démonstrations d’amitié et de respect et le conduisit dans sa demeure. Aussitôt, les conseillers le prirent à part et lui dirent : « Seigneur roi, tu as devant toi le plus sage des hommes, le meilleur devin qui existe. Prie-le donc de te dire comment nous pourrons nous emparer de la forteresse de Hengist et chasser définitivement nos ennemis du royaume. »

Deux jours plus tard, Emrys réunit son conseil au grand complet et, devant tous ceux qui étaient là, Emrys posa les questions qui lui avaient été suggérées : comment prendre la forteresse de Hengist et comment délivrer le royaume des Saxons ? Merlin répondit immédiatement : « Seigneur, voici l’occasion de mettre ma sagesse à l’épreuve. Il faut d’abord que vous sachiez que, depuis la mort de Hengist, les Saxons sont tout à fait désorientés et qu’ils ne pensent plus qu’à quitter le pays. Roi Emrys, envoie donc des messagers auprès d’eux afin de leur faire des propositions de paix. Les Saxons leur répondront qu’ils sont prêts à te laisser ce royaume qui était celui de ton père. Alors, tu les feras reconduire jusqu’au rivage, et tu leur fourniras les navires nécessaires afin qu’ils regagnent leur pays. »

Immédiatement, Emrys envoya des messagers auprès des Saxons. Après avoir entendu ce que proposait Emrys, les Saxons se retirèrent entre eux pour délibérer. « La mort de notre chef Hengist, se dirent-ils, nous a mis dans une situation très difficile. Nous n’avons plus assez de vivres pour continuer à soutenir un siège. Mais n’acceptons pas de partir tout de suite : demandons au roi de nous concéder la forteresse en fief. De notre côté, nous lui ferons hommage, et, chaque année, nous lui remettrons un tribut de dix chevaliers, dix jeunes filles de famille noble, dix faucons, dix lévriers et cent palefrois. » Ayant ainsi conclu leur conseil, les Saxons vinrent donner leur réponse aux messagers et ceux-ci revinrent immédiatement rendre compte de leur mission auprès du roi Emrys. Celui-ci demanda à Merlin ce qu’il fallait penser des propositions des Saxons. « Ils veulent gagner du temps, répondit Merlin. Tu dois exiger d’eux qu’ils évacuent la forteresse. Je sais très bien qu’ils accepteront, car ils n’ont plus de vivres. Fais-leur dire qu’en cas de refus aucune trêve ne leur sera accordée, mais que tu leur fourniras tous les navires qu’il leur faudra pour quitter le pays. Signifie-leur également qu’en cas de refus tu livreras au supplice tous ceux dont tu pourras t’emparer. Mais ils ne discuteront pas, je peux te l’assurer, et ils seront trop heureux de sauver ainsi leur vie, car, en ce moment, ils sont persuadés que le siège va continuer et qu’ils mourront tous de faim et de soif. Ils n’ont plus le choix, et plus tu te montreras intraitable avec eux, plus rapidement ils quitteront ce royaume. »

Dès le lendemain matin, Emrys, suivant les conseils de Merlin, envoya d’autres messagers. Après de longues discussions, les Saxons finirent par accepter d’évacuer la forteresse et de gagner le rivage. Là, on leur fournit autant de navires qu’il en fallait, et bientôt ils prirent la mer. C’est ainsi que le roi Emrys et son frère Uther, grâce aux sages recommandations de Merlin, libérèrent le royaume de Bretagne de l’oppression saxonne. Et Merlin, après avoir pris congé du roi, s’en retourna dans la forêt de Kelyddon, auprès de l’ermite Blaise à qui il dicta le récit des événements qu’il venait de vivre. Quant à Emrys, il gouverna le royaume avec beaucoup d’habileté, rétablissant partout les habitants dans leurs droits et leurs biens, et faisant respecter la justice.

Cependant, après de longs mois d’absence, Merlin revint à la cour du roi et demanda à lui parler. « Te souviens-tu, dit-il, des Saxons que tu as chassés de cette île ? En revenant dans leur pays, ils ont appris à leurs compatriotes la mort de Hengist. Or Hengist appartenait à une famille très noble et très puissante. Lorsque ses parents ont su ce qui lui était arrivé et comment les Saxons avaient été obligés de s’enfuir, ils se sont concertés et ont juré de venger la mort de Hengist et l’affront que tu as infligé aux leurs. Et, ce faisant, ils espèrent également s’emparer de ton royaume et réussir là où les autres ont échoué. » Le roi fut fort surpris de cette nouvelle. « Je trouve qu’ils sont bien audacieux. Nous sommes sur nos gardes et nos forteresses peuvent résister à tous les assauts. D’ailleurs, je doute que les Saxons aient de nombreuses troupes à nous opposer. » Merlin répondit gravement : « Ne crois pas cela, roi Emrys. Pour un combattant de cette île, ils sont capables d’en opposer deux, et si tu ne fais pas preuve de grande sagesse, ils te tueront et s’empareront de ta terre. » Le roi se plongea dans une longue méditation, puis il demanda à Merlin s’il savait quand et comment les Saxons viendraient les attaquer.

« Oui, dit Merlin, je le sais. Ce sera le onzième jour du mois de juillet, mais personne, dans ton royaume, ne le saura, sauf toi. Je te demande en effet de garder le secret. Mais, en attendant, fais convoquer tous tes hommes, riches et pauvres. Réserve-leur le meilleur accueil possible et garde-les près de toi : ainsi seront-ils tous rassemblés et, le moment venu, pourront-ils s’opposer à tes ennemis. Puis, vers la fin du mois de juin, emmène-les tous, sous un prétexte quelconque, à l’entrée de la plaine de Salisbury, sur les rives de la rivière. Car c’est par cette direction que les Saxons voudront pénétrer au centre de cette île. » Emrys interrompit Merlin : « Comment ? Nous laisserions les Saxons parcourir le pays ? Je crois qu’il serait préférable de les attendre sur le rivage et de les empêcher de débarquer. » Merlin reprit : « C’est pourtant ainsi qu’il faut agir. Fais venir ton frère Uther, et je vous dirai comment vous agirez tous les deux. »

Une fois Uther présent et mis dans le secret, Merlin parla ainsi : « Lorsque les Saxons apparaîtront sur les côtes, vous vous garderez bien de les empêcher de débarquer, et vous les laisserez pénétrer à l’intérieur de l’île. Ils ne sauront pas que vos forces seront réunies en un lieu précis et facile à défendre. Mais lorsqu’ils se seront engagés très avant dans les terres, vous enverrez des troupes vers leurs navires afin de leur couper toute retraite. Lorsqu’ils s’en apercevront, ils seront très effrayés, car il sera trop tard pour qu’ils puissent redresser la situation. L’un de vous deux ira alors avec ses troupes les harceler de si près qu’ils se verront obligés de camper loin de la rivière. L’eau leur fera défaut, et même les plus hardis craindront pour leur vie. Vous les tiendrez ainsi en respect pendant deux jours et deux nuits, sans rien entreprendre contre eux. Le troisième jour, ils seront très démoralisés, et c’est alors que vous livrerez bataille. Je peux vous assurer que si vous agissez ainsi, vous obtiendrez la victoire. »

Les deux frères approuvèrent le plan proposé par Merlin. « Mais, dirent-ils, peux-tu nous dire encore si nous mourrons dans cette bataille ? » Merlin les regarda l’un et l’autre sans insistance. Puis il dit : « Seigneurs, tout ici-bas a un commencement et une fin, c’est le lot commun de tous les êtres vivants, aussi bien des humains que des animaux, des arbres, des fleurs, des herbes de la prairie. Il n’est pas bon de redouter la mort, et chacun doit l’accepter comme il convient. Ni la puissance ni la fortune ne peuvent vous préserver d’un destin qui est fixé par Dieu une fois pour toutes. Mais vous me demandez si vous mourrez pendant la bataille, je ne peux vous répondre que si vous me jurez l’un et l’autre sur les Évangiles d’agir comme je l’ordonnerai. Ce sera pour votre bien, pour votre gloire, pour le salut de votre âme et pour la prospérité de ce royaume. Alors, quand j’aurai reçu votre serment, je vous révélerai avec moins d’appréhension ce que vous devez savoir. »

On fit apporter les Évangiles, et les deux frères jurèrent d’observer fidèlement les ordres de Merlin. Quand ce fut fait, ils lui demandèrent de dire toute la vérité, même si celle-ci devait être désagréable à entendre. « Roi Emrys, dit Merlin, tu m’as interrogé sur ta mort et sur l’issue de cette bataille. Je te répondrai. Mais savez-vous d’abord ce que vous m’avez juré l’un et l’autre ? De vous conduire au cours de ce combat avec vaillance et loyauté, envers vous-mêmes et envers Dieu. Soyez purs et libérés de toute faute, car votre mission est de défendre votre royaume contre des ennemis sans pitié qui n’hésiteraient pas à réduire votre peuple en esclavage. Soyez en paix avec Dieu et soyez assurés que vous lutterez contre des gens qui ne croient pas en la Trinité ni aux tourments que souffrit Notre Seigneur sur la Croix. Or, celui qui mourra en défendant sa foi en Jésus-Christ et le bien de son royaume ne doit pas redouter la mort. Maintenant, je peux vous révéler que l’un de vous mourra dans cette bataille, mais je ne vous dirai pas lequel. Cependant, sur le lieu même du combat, le survivant lui fera, sur mes conseils, la plus belle sépulture du monde et la plus grandiose, et qui subsistera tant que le monde durera, forçant l’admiration de toutes les générations à venir. Vous savez donc qu’il faut vous préparer. »

On en arriva ainsi à la fin du mois de juin. Les deux frères accomplirent scrupuleusement ce que Merlin avait ordonné : ils réunirent leurs vassaux et tous les hommes du royaume au jour fixé, au bord de la rivière, dans la plaine de Salisbury. Ils distribuèrent abondamment leurs richesses en s’efforçant de ne commettre aucune injustice et de récompenser ceux qui se montraient les plus fidèles. Et, la première semaine de juillet, on apprit que les Saxons s’étaient présentés sur la côte, avec une flotte immense, et qu’ils avaient débarqué sur l’île de nombreuses troupes qui s’avançaient vers l’intérieur des terres. Le roi Emrys avait envoyé des observateurs pour surveiller l’avance de l’armée ennemie. Ayant entendu leur rapport qui confirmait les prédictions de Merlin, il demanda à celui-ci ce qu’il devait faire. Merlin lui répondit : « Envoie demain à leur rencontre ton frère Uther avec une nombreuse troupe. Lorsqu’il se sera bien assuré que les Saxons sont loin de la mer et à l’écart de la rivière, il devra leur barrer ces deux directions afin d’obliger les ennemis à camper dans un endroit stérile et sans eau. Il devra ensuite se retirer, puis, au matin, quand les Saxons voudront reprendre leur progression, il devra les attaquer et les serrer de si près qu’ils ne pourront poursuivre leur route. Et il agira ainsi pendant deux jours. Le troisième jour, au lever du soleil, c’est toi qui engageras toutes les troupes contre tes ennemis. » Ayant ainsi parlé, Merlin quitta le roi Emrys et prit Uther à part. Il lui murmura simplement : « Uther, veille à te conduire avec vaillance dans ce combat, car tu ne dois pas mourir. Et tu verras, au moment décisif, apparaître un dragon vermeil qui volera dans le ciel et qui crachera des flammes. »

Et Merlin quitta la cour pour rejoindre l’ermite Blaise dans la forêt de Kelyddon.

Cependant, les deux frères agirent selon les conseils de Merlin. Uther prit avec lui une partie des cavaliers, ceux qui lui paraissaient les plus forts et les plus courageux, et il chevaucha jusqu’au camp des Saxons qui s’étaient installés sur la terre ferme. Uther et les siens se répandirent entre les navires et les tentes et obligèrent ainsi leurs ennemis à camper dans une plaine stérile et sans eau, coupés de leurs bateaux et manquant de vivres. Deux jours durant, Uther sut si bien les contenir qu’ils ne purent reprendre leur chemin vers l’intérieur de l’île. Le troisième jour, le roi Emrys fit mettre en marche les troupes qu’il avait gardées auprès de lui et disposa ses corps de bataille. Les Saxons se virent encerclés et prirent peur, d’autant plus que, dans le ciel, apparut un dragon vermeil qui crachait des flammes et qui survola longuement l’armée saxonne, répandant la terreur et le désarroi. Emrys et Uther lancèrent alors l’assaut. La bataille fut difficile et acharnée car, malgré leur position défavorable, les Saxons étaient beaucoup plus nombreux que les Bretons, et ils se battaient avec l’énergie du désespoir. Le bruit, le tumulte guerrier, les clameurs des uns et les hurlements des autres, tout cela était tel qu’on n’eût pu entendre Dieu tonnant dans les airs. Il y eut beaucoup de victimes, et le roi Emrys périt dans cette bataille acharnée, comme l’avait prédit Merlin. Mais les Saxons furent vaincus et tués, et les rares survivants durent s’enfuir en toute hâte et en grand désordre dans les navires qu’ils avaient pu sauver du désastre.

C’est ainsi que se déroula la bataille de Salisbury que gagna Uther et où mourut Emrys, que les clercs appellent Ambrosius, fils de Constantin, et roi de Bretagne. Quand les Bretons apprirent qu’Emrys avait été tué dans la bataille, ils se lamentèrent parce qu’ils n’avaient jamais connu un roi aussi juste et aussi attaché à défendre leurs libertés. Mais ils reconnurent immédiatement son frère Uther et, en souvenir du dragon qui était apparu dans le ciel au moment du combat, ils donnèrent à celui-ci le surnom de Pendragon, c’est-à-dire « Tête de Dragon »[58]. Uther donna des ordres pour que fussent réunis et enterrés en un même endroit les corps des Bretons morts dans cette bataille où s’était joué le sort du royaume. Il fit mettre à part le corps de son frère et fit construire une tombe plus haute que les autres, ajoutant qu’il ne ferait rien graver dessus, car il faudrait avoir bien peu de discernement pour ne pas comprendre que celui qui était enterré là était celui qui avait mené ses hommes à la victoire. Il se rendit ensuite dans une très sainte église du royaume et s’y fit couronner roi en présence de tout le peuple assemblé. Mais quinze jours plus tard, Merlin vint le trouver.

« Tu as décidément peu d’estime et de respect pour ton frère, puisque tu t’es contenté de lui bâtir une tombe plus grande que celle de ses compagnons. Je trouve cela très injuste, et je te demande de construire, sur le lieu où il a péri, un monument digne des plus grands hommes de ce monde. » Uther lui répondit : « Que puis-je faire de plus, Merlin, pour honorer davantage la mémoire de mon frère bien-aimé ? Dis-le-moi, ô sage Merlin, et je me conformerai en tous points à ce que tu m’ordonneras. » Merlin lui dit : « Eh bien voici, Uther Pendragon, roi de Bretagne. Je te demande d’édifier en ce lieu un monument qui puisse défier les siècles. Rassure-toi, je t’aiderai dans l’accomplissement de ta tâche, car ni toi ni tes hommes ne pourraient en venir à bout sans l’aide des puissances divines qui nous animent. Mais c’est toi qui dois ordonner ces choses, car tu es le roi légitime de ce pays et personne ne peut contester ton rang, ta puissance et ta mission. » Uther Pendragon se sentait mal à l’aise. « Ne sois pas inquiet, reprit Merlin. Je veux seulement que tu suives point par point ce que je t’indiquerai. Mais tu comprendras qu’il s’agit d’une volonté royale et non du caprice d’un devin comme moi, qui ne suis que l’interprète de Dieu auprès de toi. »

« Parle, Merlin, je t’écoute », dit Uther. – « Envoie en Irlande des navires avec des hommes de confiance. Ils devront y découvrir d’énormes pierres qu’on trouve dans ce pays et les ramener avec eux. Je vais te dire où elles se trouvent : sur la montagne de Killara, dans un lieu que les anciens connaissaient bien, mais qui a été depuis longtemps abandonné par les hommes. C’est là en effet que l’on peut découvrir des pierres que personne de ce temps ne pourrait transporter ni assembler sans le secours d’une puissance surnaturelle. Grandes sont ces pierres et elles n’ont pas leurs pareilles en force et en vertu. Et si tu veux honorer ton frère, le roi Emrys, et tous ceux qui sont morts avec lui pour la sauvegarde du royaume, tu devras les faire assembler dans la plaine de Salisbury, sur le lieu même de la bataille où ont péri tant de fidèles et loyaux serviteurs du roi Emrys. Fais prendre ces pierres en Irlande, fais-les transporter ici et demande qu’on les érige en cercle autour de la tombe de ton frère. »

« Mais, dit Uther Pendragon, pourquoi aller chercher si loin des pierres dont il y a si grande abondance dans cette île de Bretagne ? » Merlin lui répondit : « Ce sont des pierres mystiques et douées de différents pouvoirs que je n’ai pas à t’expliquer. Autrefois, ce sont les Géants qui les ont apportées du fond de l’Afrique, et ils les ont placées en Irlande au temps où ils y avaient établi certains de leurs sanctuaires. Car ils ne plaçaient jamais aucune pierre sans accomplir des rites sacrés parmi les plus respectables. Et ces pierres étaient le témoignage du lien qui existe entre le ciel et la terre, entre la Divinité toute-puissante qui insuffle la vie à l’univers et les êtres qui se répandent sur la surface de cette planète à la recherche de leur âme. Sache donc bien que ces pierres sont indispensables pour que soit érigé le monument que je te réclame au nom de ton frère et de tous ceux qui sont morts avec lui pour que vive le royaume de Bretagne. Ces pierres ont d’ailleurs une telle vertu curative que les Géants en mettaient des fragments dans leurs bains afin de se guérir de toutes les maladies[59]. Et ils en mélangeaient également de la poudre aux onguents et aux emplâtres d’herbes qu’ils répandaient sur leurs blessures pour les faire disparaître. »

Uther Pendragon envoya donc une importante troupe en Irlande sur de beaux navires bien équipés, capables de transporter de lourdes charges. Et Merlin fut également du voyage puisqu’il avait dit au roi que, sans lui, rien ne pourrait être fait de ce projet. Une fois arrivés en Irlande, les hommes d’Uther se heurtèrent aux troupes du roi d’Irlande qui voulaient les empêcher d’accéder à la montagne de Killara, car elles savaient bien que c’étaient les pierres qu’ils voulaient emporter. Les hommes d’Uther eurent cependant tôt fait de mettre en fuite les Irlandais, et, sous la conduite de Merlin, ils arrivèrent dans la montagne de Killara, à l’endroit où se trouvaient les pierres amenées d’Afrique par les Géants. Merlin dit aux hommes qui l’accompagnaient de commencer leur travail. Évidemment, les pierres étaient tellement énormes qu’ils ne prirent pas au sérieux ce que disait le devin. Ils se contentèrent de rire et d’affirmer que personne au monde, en dehors d’êtres surnaturels, ne pourrait jamais bouger une seule de ces pierres. « Alors, leur dit Merlin, vous êtes donc venus pour rien ici ? Ce sont pourtant les ordres de votre roi de prendre ces pierres et de les transporter dans la plaine de Salisbury. Oseriez-vous lui désobéir ? » Les hommes d’Uther étaient fort embarrassés. Ils savaient que Merlin rapporterait à Uther Pendragon qu’ils n’avaient pas voulu suivre ses instructions. Ils firent contre mauvaise fortune bon cœur : avec des leviers et des cordages, ils s’approchèrent des pierres et tentèrent de les arracher du sol. Mais ce fut peine perdue : ils s’acharnaient dans leur travail tandis que Merlin les regardait, assis sur un tertre, d’un air goguenard. À la fin, n’y tenant plus, l’un d’eux vint trouver Merlin et lui dit : « Écoute, devin, nous n’en pouvons plus, mais tu es témoin que nous avons essayé, dans la mesure de nos moyens, de déterrer ces pierres, et tu ne peux que constater que nous n’y parvenons pas. » Merlin leur répondit : « C’est juste. Je ne pourrai pas dire au roi Uther que vous ne suivez pas ses ordres. Reposez-vous donc, et nous verrons bien demain matin ce qu’il en est. »

Les hommes furent satisfaits des paroles de Merlin, et comme ils étaient tous épuisés, ils s’en allèrent dormir. Or, en se réveillant, le lendemain matin, ils virent avec stupéfaction que le sol avait été creusé autour des pierres et que celles-ci, n’ayant plus d’assise solide, avaient basculé sur le sol. Ils se dirent alors qu’il y avait là quelque prodige et que ce prodige était dû à Merlin. Ils allèrent le remercier, mais celui-ci leur dit : « Le roi ne vous a pas demandé de seulement déterrer les pierres, mais de les lui rapporter. » Et Merlin s’en alla de nouveau s’asseoir sur le tertre d’où il pouvait observer tout ce qui se passait. Les hommes se mirent alors au travail, avec leurs cordages, et ils en appelèrent d’autres en renfort. Mais rien n’y faisait, les pierres ne bougeaient pas d’un pouce. Merlin riait, se moquant visiblement de ceux qui s’acharnaient ainsi devant lui. À la fin de la journée, fourbus et exténués, les hommes d’Uther vinrent trouver Merlin et lui dirent : « Tu es très fort, devin, mais tu n’as aucune pitié de nous. Nous sommes tout dévoués au roi Uther et tu le sais. Mais nous ne pouvons rien de plus si tu ne nous aides pas. Alors, nous t’en prions, Merlin, aide-nous à transporter ces pierres, au nom de Dieu et de notre roi. » Merlin fit mine de réfléchir pendant un certain temps. Il finit par demander : « Croyez-vous que je puisse vous aider ? » Ils répondirent : « Tu es le seul homme à le pouvoir. » Merlin se mit à rire et leur dit : « Allez donc sur vos bateaux et vous verrez bien ce qui arrivera. » Les hommes regagnèrent les navires, mais ils furent bien étonnés d’y trouver toutes les pierres qu’ils avaient été dans l’impossibilité de bouger. « Vous voyez, leur dit Merlin, qu’une telle chose était faisable, et elle ne s’est pas faite avant que vous ne le demandiez ! » Les hommes remercièrent Merlin de son aide mais, à la vérité, ils ne comprenaient pas du tout comment Merlin avait pu transporter ainsi, en quelques instants, d’énormes blocs de pierre de la montagne de Killara jusqu’au port où la flotte bretonne était mouillée. Cependant, ils n’eurent pas de cesse que les vertus et les pouvoirs de Merlin soient célébrés et, lorsque les vents furent favorables, ils firent voile vers l’île de Bretagne, très soulagés d’avoir mené à bien leur impossible mission.

Lorsque Uther Pendragon vit que les pierres étaient arrivées dans l’île de Bretagne, il se réjouit grandement et félicita ses hommes d’avoir accompli un tel exploit. Mais ils avouèrent honnêtement que rien n’aurait été fait sans le concours de Merlin. Le roi se retourna donc vers celui-ci : « Et maintenant, demanda-t-il, que faut-il faire ? » Merlin lui répondit : « Ce n’est pas difficile. Il suffit de prendre les pierres, de les emmener sur le lieu de la bataille, dans la plaine de Salisbury, et de les dresser en cercle. » Les hommes d’Uther lui dirent : « C’est une chose impossible à réaliser, seigneur roi. Seul Merlin en est capable. » Merlin se mit à rire et dit : « Roi Uther, tes hommes disent vrai et ils ont la pudeur de le reconnaître. Je dois te dire qu’ils ont tenté tout ce qui était possible, et tu ne peux que les récompenser de leur zèle et de leur ténacité. Mais allez donc tous dormir, et nous verrons bien demain matin la solution à ce problème. »

Tous allèrent dormir. Mais le lendemain matin, Merlin alla trouver le roi Uther Pendragon et l’emmena dans la plaine de Salisbury. Le roi ne pouvait en croire ses yeux : à l’emplacement de la bataille, dans la plaine, se dressait à présent un cercle de pierres du plus magnifique effet, et au centre duquel se trouvait un rocher plat qui recevait les rayons du soleil levant[60]. « Je ne sais pas comment tu as fait, dit Uther à Merlin, mais je dois avouer que je ne m’attendais pas à une telle merveille ! » Merlin lui répondit : « Ce monument sera le témoignage de la victoire du roi Emrys et de toi-même. Tu devais bien cela à la mémoire de ton frère. Mais sache que l’on dira de ce monument qu’il est la Danse des Géants, et que les esprits viennent rôder chaque nuit entre les pierres, pour attendre la lumière qui jaillira le matin et qui redonnera vie au monde. Mais attention, roi Uther, cet endroit est marqué du sang de ceux qui ont combattu pour la plus grande gloire du royaume. Et je sais que plus tard, il sera le théâtre d’un autre combat où le père tuera le fils et le fils tuera le père, combat meurtrier qui signifiera la fin des temps aventureux. Je te le dis, roi Uther, lorsque la lumière du soleil brille quelque part, c’est qu’il y a une zone d’ombre de l’autre côté. Et il n’y a pas de triomphe sans défaite. »

« Tes paroles sont bien étranges, Merlin », dit Uther Pendragon. – « Tu ne peux les comprendre, répondit Merlin, je me suis seulement laissé emporter par un flot d’images venues d’ailleurs. N’oublie pas, roi Uther, que je suis le fils d’un diable et que, parfois, quand le diable vient se jeter entre Dieu et moi, je n’ai plus conscience des choses présentes. Tout se trouble en moi, tout m’apparaît à travers des brouillards et je ne vois plus que des silhouettes qui s’agitent confusément. Pour l’instant, roi Uther, je ne peux plus t’être utile en quoi que ce soit. Gouverne sagement tes États, et si un jour la nécessité se présente, je viendrai vers toi pour t’aider à nouveau, car je t’ai donné mon amitié pour toujours. »

Et, là-dessus, Merlin quitta le roi Uther Pendragon. Mais il n’alla pas rejoindre l’ermite Blaise dans la forêt de Kelyddon : il s’en alla rôder par le monde[61].